Mars 2023 : l’hypokhâgne a aimé « Le Dragon » aux Amandiers, mis en scène par Thomas Jolly et sa troupe

Le Dragon d’Evgueni Schwartz, mis en scène par Thomas Jolly et sa troupe

au théâtre des Amandiers (Nanterre)

 

On peut dire que Thomas a définitivement fait du Jolly lors de sa mise en scène du Dragon d’Evgueni Schwartz, le 15 mars 2023 au théâtre des Amandiers, à Nanterre, spectacle auquel toute la classe des Hypokhâgnes a eu le plaisir d’assister. Dans son œuvre, Evgueni Schwartz dénonce les effets pervers du totalitarisme dans un mélange, à première vue surprenant, entre créatures merveilleuses et régimes autoritaires du XXe (Allemagne nazie, stalinisme en URSS). L’enjeu est de taille pour le metteur en scène : comment représenter un dragon à trois têtes, un chat doué de parole et un violon autonome ? Thomas Jolly a su relever le défi dans sa proposition… Avant même que les acteurs montent sur scène, une petite fenêtre s’éclaire dans la pénombre et dans le noir menaçant. Une voix parle, elle brise le silence, et reprend la fameuse réplique de Lancelot, lorsque celui-ci fait mention d’un « livre des plaintes » dans lequel sont gravées les plaintes de l’humanité – une référence que les lecteurs du livre reconnaîtront assurément. La mise en scène, audacieuse, prend le parti de démolir nos attentes sur le conte, en proposant un univers beaucoup plus noir et sordide : pas de couleurs dans les décors, l’impression de vide et de malaise règne dans une ville effacée, morte, calcinée. Le noir et le blanc dominent, y compris dans les maquillages et les costumes (Sylvette Dequest), qui font vaguement penser à l’univers de la famille Adams. Les seules couleurs qui tranchent réellement sont celles du feu et du sang, principalement utilisées au moment du combat entre Lancelot et le Dragon, mais également à la toute fin de la pièce. Conçu pour en mettre plein la vue, le spectacle mobilise tout à cet effet, et sur ce point, il est difficile de ne pas être impressionné : musique originale et fracassante comme un tonnerre sonore (Clément Mirguet), des lumières violentes et hachées (Antoine Travert), ainsi que des décors imposants, assez biscornus, qui obligent à imaginer des intermèdes lors des changements d’acte — à la façon de show improvisés, assez comiques il faut le reconnaître —, mais qui pouvaient cependant installer quelques longueurs dans le dynamisme de la pièce. Les jeux de lumières ont fait ressortir l’ambiance pesante et lourde qui pèse sur la ville, et ont aussi accentué la présence menaçante, écrasante mais captivante du trio incarnant le Dragon sur la scène.

Ce qui a permis aussi un tel spectacle, c’est une réalisation technique variée et très bien maîtrisée. On retrouve par exemple la fumée, qui est utilisée à maintes reprises afin de faire apparaître ou disparaître comme par magie les acteurs sur scène, créant un visuel assez fascinant ; les objets animés sont multiples, voire bougent tout seuls comme les têtes de Dragon. En outre, les comédiens nous ont maintenus en haleine, capables d’imprimer un rythme d’enfer, même si l’on se doute bien que rien ne change lorsque tout est censé changer dans l’histoire. Je pense surtout au Bourgmestre (Bruno Bayeux), un sacré personnage qui en a fait rire plus d’un dans la salle : par ses déhanchés décalés, ses petits pas de danses, ses intonations de voix et plus encore, le Bourgmestre est devenu un personnage presque attachant par le fait qu’il est un méchant “raté”, bien loin de la figure du méchant menaçant, plus marqué dans le livre. Toutefois, à la fin de la pièce, librement réécrite, le pouvoir d’agir semble davantage entre les mains de la jeune Elsa que dans celles du héros conquérant. Elsa apparaît bien plus décidée et entreprenante que dans le livre, ce qui peut surprendre ceux qui sont attachés au texte original. En tout cas, le livre où la fin heureuse reste ambiguë, et plus encore la mise en scène de Thomas Jolly où tout finit dans le sang, font fortement résonner le risque d’un danger totalitaire incarné par l’homme fort, libérateur, mais à qui toutes et tous doivent se soumettre.

Daphné Denoux, étudiante en hypokhâgne