Retour sur la rencontre avec l’écrivain Grégoire Bouillier au Centre national du livre par un étudiant de khâgne le 14 décembre 2022

Compte-rendu du podcast en direct « Son Livre » au Centre National du Livre (CNL) du mercredi 14 décembre 2022

A la rencontre de l’écrivain Grégoire Bouillier

 

         Ce qu’il y a de frustrant dans les archives, c’est qu’elles occultent les moments de bonheur. Elles ne retiennent seulement que les moments de douleur comme la naissance, les maladies ou la mort. Ainsi, il pourrait paraître impossible de remonter la vie entière d’une personne décédée et – pis encore – oubliée. Pourtant, le romancier Grégoire Bouillier s’y est frotté, et avec brio. Son roman Le Coeur ne cède pas en est le résultat, qu’il a pu présenter au Centre National du Livre (CNL) le mercredi 14 décembre pour la série des podcasts du CNL, « Son livre ».

  • Qu’est-ce que « Son livre » ?

« Son livre » est une émission radiodiffusée de podcasts du CNL, réalisée par Pauline Carayon, mise en musique par Nicolas Lockhart et illustrée par Pierre La Police. L’émission se donne le but d’interroger l’auteur sur la genèse de son œuvre, de répondre à la simple question de « Pourquoi ce livre ? » qui cache des réponses bien souvent plus complexes qu’on ne pourrait le penser. En somme, l’émission diffuse de passionnants podcasts autour de la création littéraire. Cette fois-ci, Grégoire Bouillier est appelé !

  • Qui est Grégoire Bouillier ?

 Né en 1960 lors du service militaire de son père en Algérie française, Grégoire Bouillier est un romancier français qui a bénéficié d’une jeunesse mouvementée. S’il n’a pas eu l’opportunité de faire de grandes études littéraires, il a su s’instruire en autodidacte avec les livres qu’il avait sous la main. À partir de là, Grégoire Bouillier tisse son œuvre de Rapport sur moi en 2002 à son nouveau roman de 2022 Le Cœur ne cède pas.

  • De quoi parle Le Cœur ne cède pas ?

Un jour de novembre 1984, l’ancienne mannequin Marcelle Pichon finit par se donner la mort après 45 jours de jeûne, dans son appartement du 18e arrondissement de Paris. Il a fallu attendre jusqu’au mois d’août 1985 pour que sa mort soit découverte, le monde l’avait oublié depuis les années 1950. Entendu à la radio : un carnet sur lequel Marcelle rédigeait un bilan quotidien de son long suicide. Grégoire Bouillier a longtemps été marqué par ce fait divers mystérieux d’où la motivation lui est venue pour mener une enquête sur la biographie entière de cette fameuse Marcelle Pichon. Le Cœur ne cède pas est donc le récit de l’enquête, réelle, changée en fiction suite au refus de publication de la petite-fille de Marcelle Pichon. Ainsi, Grégoire Bouillier livre l’histoire d’une vie au cœur de l’Histoire.

  • Mais comment s’y est-il pris pour reconstituer toute une vie ?

 Le récit n’aurait jamais pu exister sans le heureux hasard d’une conversation avec un employé de l’institut national de l’audiovisuel (INA). Grâce à lui, Grégoire Bouillier a pu retrouver l’émission de radio en entier : c’est le début d’une grande enquête. En confrontant les archives de Paris et celles du Berry dont la famille de Marcelle est originaire, des informations personnelles sur elle ont pu être organisées. Seulement, il faut bien combler l’immense fossé d’une biographie qui sépare la naissance du décès d’une personne. Alors pour pallier ce problème, Grégoire Bouillier a jeté un œil non plus sur les archives personnelles mais sur les archives de sa génération. Cette biographie prend beaucoup à la sociologie, de la même manière que le ferait Annie Ernaux dans ses récits « auto-socio-biographiques ». La condition d’une jeune fille des années 1930 est retracée grâce aux archives scolaires, et l’imagination de l’auteur suffit à dresser son portrait. Était-elle une bonne élève ? Était-elle obéissante ou, au contraire, n’allait-elle pas contre les mœurs de l’époque ? En entremêlant la vie quotidienne d’une femme du XXe siècle avec la vie personnelle de Marcelle Pichon, Grégoire Bouillier arrive à croquer un portrait plausible de cette femme qui l’a tant fasciné. Sa démarche n’est pas sans rappeler les réécritures biographiques des oubliés de l’Histoire entreprises par le romancier Pascal Quignard au sujet des violistes Jean de Sainte-Colombe et Marin Marais. Musiciens ou mannequins, les oubliés de l’Histoire fascinent encore les écrivains.

  • Comment la famille de Marcelle Pichon a-t-elle réagi face au projet littéraire de Grégoire Bouillier ?

Comme le montre l’incipit du roman, la petite-fille de Marcelle Pichon a catégoriquement refusé la parution de cette « inexplicable passion« . C’est pourquoi Grégoire Bouillier use d’un stratagème que tout romancier se doit d’avoir à toute heure sous la main : la fiction. Grégoire Bouillier a transvasé sa personnalité dans l’agence Bmore & Investigations, représentée par les personnages de Bmore et de Penny. Cette astuce lui a permis de publier sans encombre le roman.

  • Sous quelle forme le roman se présente-t-il ?

 Le roman est un long récit d’enquête, accompagné de photographies des documents sur lesquels l’intérêt des enquêteurs se porte. Cette série de victoires, et parfois de défaites, mène à des dialogues tantôt comiques tantôt philosophiques, très souvent les deux à la fois. Outre les dialogues, l’intrigue est passionnante, voire addictive. Les détails prennent leur source d’autres détails et, même dans la digression, enrichissent l’enquête. Le lecteur sonde la biographie de Marcelle Pinchon. C’est comme si tout fait était un iceberg, dont l’individu lambda ne connaîtrait que la partie émergée. Le cas Marcelle Pinchon rappelle ainsi que tout peut encore être exploré, mais encore faut-il s’en donner la peine. 

  • Que retenir de la conférence ?

Beaucoup de choses. Le Cœur ne cède pas n’a pas volé sa place de lauréat au prix André-Malraux. Grégoire Bouillier problématise véritablement la condition humaine dans le cadre d’une enquête sur la vie d’une personne tout à fait banale dont la mort ne l’est néanmoins pas. André Malraux lui-même ouvre ses Antimémoires en rappelant qu‘il n’y a pas de « grandes personnes ». Ainsi, n’y aurait-il pas un peu de Marcelle Pichon chez tous ceux qui ont vécu entre 1921 et 1984 ? Grégoire Bouillier lui-même reconnaît que derrière la recherche de Marcelle Pichon se dessine une recherche de soi.

Par ailleurs, j’ai été touché par une chose que m’a dite personnellement Grégoire Bouillier : « ne souhaite pas devenir écrivain. Écris des livres.« 

 Cela peut paraître anodin mais c’est toujours essentiel à rappeler car trop souvent on l’oublie. Personne ne peut être écrivain s’il n’a pas encore écrit de livres. Ce n’est pas en tant qu’écrivain qu’on écrit des œuvres littéraires, mais toujours en tant que personne.

La littérature est partout. Même Marcelle Pichon, qui ne se prétendait certainement pas écrivaine, avait ce « je ne sais quoi » de littéraire ; rien que pour le fait d’avoir écrit un journal.

Tout cela, Grégoire Bouillier l’écrit noir sur blanc dans Le Cœur ne cède pas, et le dit aussi lors du podcast. Près de 1000 pages attendent le lecteur prévenu d’un long voyage sans retour, au moins pour longtemps.

Adam Hasseni-Harcha, étudiant en khâgne (2022-2023)