Regard d’un khâgneux sur le Prix Nobel de littérature 2022 : une vie récompensée

Prix Nobel de littérature 2022 : une vie récompensée

 

Elle a gagné un prix ce jeudi 6 octobre. Il s’agit d’une récompense plutôt prestigieuse, disputée par des concurrents de tous les pays et de toutes les cultures. Le prix Nobel de littérature – puisqu’il faut le nommer – récompense un travail acharné, celui d’une vie : celui de la vie. La vie dans tout ce qu’elle a d’humain, de culturel. La vie dans ce qu’elle a de quotidien, d’habituel. Prendre un café, prendre une photographie, prendre le train ou prendre une position : le parti de la vie en société a gagné. Cette vie en société – puisque le prix Nobel de littérature est toujours décerné à quelqu’un – s’incarne sous la plume d’Annie Ernaux.

S’il fallait présenter Annie Ernaux, retenir qu’elle est une de ces vies soumises à la société de consommation qui peuplent le monde occidental depuis 1945 suffit. Aucune prétention autre n’émane d’elle. Notre triomphe discret n’est pas à célébrer en fanfare, la littérature de la vie n’a pas d’orgueil. Elle est fière d’inclure toutes les vies, toutes les voix, toutes les images. Sans aucune distinction hiérarchique, elle grave dans un bas-relief toutes les vies, toutes autant légitimes les unes des autres, et leur réserve un traitement franc et sans véritable attache. Dans son ouvrage Les Années, elle garde une même faveur neutre tout au long du texte dès ses toutes premières années. Pour l’année 1944, quand elle n’avait que le très jeune âge de 3 ans, elle rédige un paragraphe qui servira de fil rouge pour toute la fresque ernausienne :

 

“Des hommes et des femmes surgissaient, sans aucune désignation parfois que leur titre de parenté, “père”, “grand-père”, “arrière-grand-mère”, réduits à un trait de caractère, une anecdote drôle ou tragique, à la grippe espagnole, l’embolie ou le coup de pied de cheval qui les avaient emportés – des enfants qui n’avaient pas atteint notre âge, une cohorte de figures qu’on ne connaîtrait jamais. Se mettaient en place les fils d’une parenté difficiles à débrouiller durant des années jusqu’à ce qu’enfin on puisse délimiter correctement les “deux côtés” et séparer ceux qui nous sont quelque chose par le sang de ceux qui ne nous sont “rien”.

Récit familial et récit social c’est tout un.”

 

Annie Ernaux fait le choix de garder cette grille de lecture des vies qui l’entourent dans son écriture. Écrire sur l’autre amène à filtrer ses émotions. Ainsi s’articule tout le projet littéraire de cette vie. La famille s’inscrit dans la société, les vies réduites à quelques mots fuyant des conversations, des publicités, de la radio ou de la télévision. En complétant ses critiques d’une réflexion collective, il n’y a dans Les Années que du “elle”, du “nous” et du “on”. La dimension collective est essentielle comme s’il s’agissait d’une pétition formulée en récit chronologique. Toute son œuvre est une foule en mouvement où sa singularité se fond. Elle rédige ses mémoires collectifs en pleine ère postmoderne. Elle habite le monde et l’observe d’un regard détaché, puis formule le tout. Son regard a beau être détaché, il reste toutefois le sien. Il est soumis à la subjectivité qui découle de ses positions et dispositions dans ce qui fait d’elle un sujet en société : ses positions politiques, ses dispositions financières, ses dispositions sociales.

En fin de compte, Annie Ernaux opère dans Les Années une démarche d’écriture aussi littéraire que sociologique. Son écriture oscille entre l’objectivation d’une réalité vécue et l’opinion souvent révoltée et anticonformiste dont elle fait preuve au fil de son récit. La description du centre commercial au cours des années 1970, où “l’on se sentait sans âge”, est purement sociologique. Elle prend en compte l’environnement qui leur est associé : “sous une verrière, avec des fontaines et des bancs, des galeries éclairées d’une lumière douce contrastant avec l’éclairage implacable des vitrines de l’intérieur des magasins accolés sans intervalle, où l’on pouvait entrer et sortir librement, sans porte à pousser, sans bonjour ni au revoir à dire.”

 

La façon dont Annie Ernaux traite ces sujets a de scientifique sa volonté de comprendre les comportements conduisant à agir d’une manière donnée à partir d’indices pertinents comme, en l’occurrence, la structure de l’édifice. Immense de “trois niveaux”, dépersonnalisé “sans bonjour ni au revoir à dire” et donnant une impression de liberté par sa “verrière” et ses produits “accessibles sans distance ni rite”, Annie Ernaux présente une ébauche de réflexion sociologique à propos du rapport entre le centre commercial et sa clientèle. Pour autant, elle ne cache pas ses jugements propres à son regard sur les sujets consommateurs animés d’une “inconséquence enfantine” et les objets consommés qui n’avaient jamais “parus plus beaux”. Ainsi, l’écriture ernausienne vise l’objectivation mais ne peut se séparer de sa partialité évidente : son appartenance inconditionnelle à la gauche oriente de toute évidence son regard sur mai 68 comme sur le Chili à la suite de l’assassinat de Salvador Allende.

 

En ce jour du jeudi 6 octobre 2022, Annie Ernaux appartient à la scène culturelle mondiale. En France, les instances culturelles lui donnent une voix humble. Malgré le succès de ses courts ouvrages comme La Place ou L’Événement, elle demeure occultée par une certaine frange de la scène culturelle française qui s’illustre à la télévision par exemple. Néanmoins, le récent long-métrage du fils d’Annie Ernaux, David, met à l’honneur cette autrice contemporaine. Les Années Super 8 enchaîne les images muettes filmées par la caméra Super-8 de Philippe Ernaux, ex-mari d’Annie Ernaux. Elle passe d’autrice des images du passé à actrice de ces images, posant sa voix d’aujourd’hui sur les images disparues. Cette démarche rappelant celle du palimpseste propulse Annie Ernaux au-delà de la littérature. Le film Les Années Super 8, disponible actuellement sur le site Internet d’Arte jusqu’au 31 octobre 2022, sortira par ailleurs en salle de cinéma en décembre.

 

Pourtant, c’est bien du prix Nobel de littérature qu’elle a été récompensée. Celui-ci est amplement mérité pour marquer le point d’orgue de sa carrière artistique. Les plus grands admirateurs de son écriture espèrent encore la publication de ses œuvres dans La Pléiade de son vivant, à l’instar du romancier Julien Gracq ou encore de Jean d’Ormesson. Certains, comme l’écrivain Frédéric Beigbeder, l’imagine même à l’avenir intégrer le Panthéon et se retrouver ainsi à partager son repos aux côtés de Voltaire ou de Victor Hugo. Pour le moment, il vaudrait mieux se réjouir humblement qu’à travers Annie Ernaux, la voix des oubliés de la France soit mise à l’honneur aux yeux du monde entier.

 

Adam HASSENI-HARCHA, étudiant en khâgne