Hypokhâgne 2021-2022 : atelier de culture générale sur Henri Cartier-Bresson

Atelier de culture générale sur Henri Cartier-Bresson (1908-2004), surnommé « l’œil du siècle »

 

Voici l’exposé de l’une de nos hypokhâgneuses, Mélissa HENRY, qui a remporté un franc succès lors de son passage en classe. Il s’agissait, en 5 à 8 minutes, d’établir un lien entre une photographie d’Henri Cartier Bresson et le thème de l’égalité traité sous un angle historique et appliqué à une problématique contemporaine, c’est-à-dire couvrant le XXe siècle. Il fallait exploiter la photographie et la contextualiser avec soin, et non la réduire au rang de simple illustration.

Henri-Cartier Bresson, Autoportrait, 1987

 

La construction du mur de Berlin, 13 août 1961, Mauerbau, 1961

 

Henri-Cartier Bresson, West Berlin, the Berlin Wall, 1962 (23,8 x 36,2 cm)

 

Cette photographie intitulée West Berlin, the Berlin Wall fut prise en 1962 par Henri Cartier-Bresson (1908-2004), qui était un photographe, photojournaliste et dessinateur français. Il est notamment illustre pour ses photographies de rue, qu’il réalisera tout au long de sa vie en se focalisant sur l’homme et en capturant l’instant décisif, exclusivement en monochromatique. En 1947, il fonde l’agence Magnum Photos, qui rassemble les plus grands photographes et photojournalistes du XXe siècle, soucieux de conserver un contrôle total sur leurs tirages et leurs droits d’auteurs. Cartier-Bresson a aussi été un grand militant communiste et antifasciste. Son engagement est amorcé en 1936 avec la guerre civile espagnole.

La photographie que j’ai choisie représente des enfants vivant à Berlin Ouest en Allemagne, et qui jouent à côté du mur élevé en 1961. Au premier plan, on peut apercevoir cinq enfants : une fille, un garçon et deux autres petites filles, plus jeunes. L’une des filles semble tenter d’escalader le mur, le garçon et la fillette semblent vouloir faire de même, l’autre petite fille est accroupie et regarde au loin. Au second plan, on peut voir une autre petite fille marcher en direction de ceux qui pourraient être ses frères et sœurs.

La photographie fut prise dans un contexte particulier. En effet, après sa capitulation le 8 mai 1945, l’Allemagne a été divisée en quatre zones occupées par les Soviétiques, les Américains, les Britanniques et les Français, comme prévu par les accords de Yalta de février 1945. Les Soviétiques obtiennent également la partie Est de Berlin, tandis que les Occidentaux s’emparent de la partie Ouest. La collaboration entre les quatre puissances prend fin lorsque l’Union soviétique quitte le Conseil de contrôle armée en 1949. Cette même année naissent la RFA et la RDA. En 1958 commence la crise de Berlin avec l’ultimatum lancé par Khrouchtchev (dirigeant de l’URSS de 1958 à 1964), qui propose le départ des troupes militaires occidentales pour faire de Berlin une ville « libre ». L’ultimatum est refusé et les tensions entre les deux parties de la ville s’accroissent. De plus, entre 1949 et 1961, trois millions d’habitants de Berlin-Est sont passés en RFA, en passant par Berlin-Ouest. Aussi la RDA construit-elle le mur de Berlin le 13 août 1961. Ce dernier devient un symbole de la Guerre froide, trace matérielle du « rideau de fer » qui sépare alors l’Europe et le monde en deux camps antagonistes. Mais le mur décrédibilise le communisme, car il est vu comme le symbole de son échec économique face au bloc de l’Ouest. Le mur tombera 38 ans plus tard, le 9 novembre 1989, et le communisme avec lui. Les deux Allemagnes seront réunifiées en octobre 1990. Les réformes de Gorbatchev (dirigeant de l’URSS de 1990 à 1991) parachèvent la fin de l’URSS, avec la sécession des nationalités qui entraine d’abord l’indépendance des Républiques baltes (Lettonie, Estonie, Lituanie), de l’Azerbaïdjan et de l’Ouzbékistan, puis en décembre 1991 puis la disparition de l’Union soviétique, remplacée par la Communauté des États indépendants.

Dans quelle mesure cette photographie d’Henri Cartier-Bresson témoigne-t-elle d’une profonde inégalité, perçue à travers la figure de l’enfant ?

I. Le mur de Berlin : un symbole de rupture

La perspective et les lignes de fuit font que le mur semble sans fin ; il trace une coupure nette avec une diagonale qui coupe l’image en deux, le mur et ses barbelés d’un côté, et la rue avec ses pavés gris clairs de l’autre, ce qui crée un fort contraste. On a l’impression que le mur prend toute la place, symbole de son omniprésence dans la vie des Berlinois. Le mur parait infranchissable, immense, impression créée par la petite taille des enfants.

La photographie est traversée par quatre lignes de fuite qui coupent ou séparent les enfants, ce qui pourrait symboliser un manque d’unité ; les enfants sont éloignés les uns des autres, tout comme les blocs de l’Est et de l’Ouest pendant la Guerre froide. On observe également un contraste chromatique fort entre le mur très foncé, et le reste de la photo plus claire, symbolisant encore la séparation. Cet effet est permis par le choix du noir et blanc.

Au bout du mur, le grand ciel clair, presque blanc, symbolise l’espoir et la liberté, liberté que les Berlinois de l’Ouest possèdent, mais pas ceux de l’Est qui sont menacés et emprisonnés par le Parti. Pendant 50 ans, la liberté de mouvement, d’expression et de presse des citoyens n’ont pas été garanties. Le ciel blanc est d’ailleurs coupé par un bâtiment imposant côté Berlin-Est (à gauche sur la photo).

II. Les enfants : le symbole d’innocence

Les enfants paraissent seuls. La plus grande des filles semble essayer de franchir le mur en l’escaladant, peut-être par désir de rejoindre ses proches. En effet, des millions de Berlinois ont beaucoup souffert de la séparation avec leurs familles et ont essayé de franchir le mur en partie à cause de cela. Cette photo est prise en 1962, soit un an après la construction du mur et un an avant qu’un accord sur les visites ne soit signé entre les dirigeants de Berlin-Est et de Berlin-Ouest. Le photographe donne aussi une impression de mouvement à son cliché, avec cette jeune fille qui escalade le mur, et dont la robe vole avec le vent ; elle semble incarner un élan, le désir de surmonter cet obstacle. On note également un effet de flou sur la fillette qui occupe le second plan, créant une impression de distance et rendant le mur presque interminable. Cela accentue encore l’aspect de coupure terrible qui a meurtri des milliers d’existences individuelles.

Le photographe se concentre sur Berlin Ouest, partie occidentale et libre de la ville où vivent ces enfants, et figure d’une autre manière encore l’inégalité entre les deux parties : pour représenter Berlin Ouest, la ville et ses rues où les enfants jouent, pour représenter Berlin Est, rien que le mur et des barbelés. Les enfants sont tous les cinq habillés de blanc ou de couleurs claires, symbole peut-être de leur liberté, contrairement aux enfants de Berlin Est ici rendus invisibles. La fille qui franchit le mur peut aussi exprimer la naïveté enfantine de ceux et celles qui ne comprennent pas cette rupture et l’interdiction de franchir le mur, et qui veulent passer au travers.

Le blanc est signe de pureté, on l’a dit. Or on retrouve encore une fois un fort contraste avec le mur en béton armé gris foncé, devant lequel se tiennent les enfants vêtus de couleurs claires, ces mêmes enfants qui sont le symbole de l’espoir et de l’avenir. C’est eux qui, vingt-sept ans plus tard, assisteront à la chute du mur.

Conclusion

Henri-Cartier Bresson montre les inégalités créées par la division de l’Allemagne en deux États, RFA et RDA, à travers la figure de l’enfant, symbole de pureté, ce qui accentue encore l’aspect inégalitaire de la situation. Les enfants berlinois de l’Ouest sont libres et n’ont pas à faire face aux inégalités des enfants vivant à l’Est.

Ouverture

On peut se demander quelle était vraiment la position du photographe sur la situation allemande et l’existence du mur de Berlin, lui qui fut partisan du Parti qui a édifié ce même mur.