Hypokhâgne 2021-2022 : lecture d’un poème qui ne vous laissera pas insensible

Les Chants de Maldoror, “Chant IV”, quatrième poème, 1869

 

Chaque mercredi, en cours de lettres, la classe d’hypokhâgne découvre un poème. Quelques-uns sont très célèbres, comme “Correspondances” de Baudelaire, ou d’autres le sont moins, comme les poèmes de Dickinson.

Ces instants poétiques offrent aux élèves une liberté d’impression que peuvent procurer les poèmes, qu’ils peuvent partager ou non, selon leurs envies. De plus, on ne peut nier l’apport en culture littéraire – et même historique – apportée chaque mercredi pour les étudiant.e.s, par la professeure Madame Boudant, mais aussi par les étudiant.e.s qui ne manquent jamais de savoir.

Le mercredi 20 octobre 2021, la classe d’hypokhâgne a découvert un poème en prose issu des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont. Il s’agissait du quatrième poème du quatrième chant, parmi les six “chants” composant le recueil de poèmes. Cet étrange poème a particulièrement surpris les élèves mais, pris au jeu, ont trouvé de nombreuses pistes de réflexions personnelles. Ainsi, l’étude qui suit provient uniquement de leurs remarques.

 

  • Introduction : un petit mot sur le poète

Isidore Lucien Ducasse, sous le pseudonyme du “comte de Lautréamont” pour Les Chants de Maldoror, est né le 4 avril 1846 à Montevideo, capitale de l’Uruguay, État secoué par divers conflits depuis plusieurs décennies.

Des auteurs surréalistes qui ont succédé à Lautréamont tels que Pierre Mabille ou son biographe François Caradec ont écrit de lui qu’il serait “né sur les rives américaines à l’embouchure de la Plata, là où deux peuples rivaux s’efforcent de se surpasser dans le progrès matériel et moral.” (Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, François Caradec, 1975).

Alors que l’Empire de Napoléon III s’effondre sous la déchirante guerre franco-allemande, Lautréamont trouve mystérieusement la mort le 24 novembre 1870. Lautréamont meurt dans l’indifférence, son succès est posthume.

  • Étude du quatrième poème du “Chant IV” des Chants de Maldoror

I.· Lautréamont brise les codes de textes considérés comme plus “nobles”

Les Chants de Maldoror peignent une laideur physique qui pourrait faire écho à la laideur morale de l’humanité. Dans la continuité des poèmes sataniques baudelairiens comme “Les Litanies de Satan” (issu des Fleurs du mal, 1857), Lautréamont, ou plutôt le narrateur-personnage Maldoror (car il s’exprime à la première personne), aurait défié “le Créateur” et en aurait été puni, renvoyant au péché originel, à Lucifer ou bien au fratricide de Caïn sur Abel. Tous ces textes ont en commun d’être issus de la Genèse, textes sacrés des religions monothéistes.

On peut ainsi voir ce poème comme une réécriture peccamineuse de textes sacrés, mais aussi comme l’écriture d’un nouveau mythe où l’orgueil est présenté, rappelant l’hybris, définie par l’outrance du comportement inspiré par l’orgueil auprès des dieux.

Maldoror suscite le dégoût par sa laideur, par la description des parties du corps prosaïques, tabou en poésie, comme les “aisselles”, les “fesses” ou “l’anus”. Lautréamont nous délivre ici un contre-blason, l’inverse du blason qui, par définition, embellit les parties du haut du corps, comme les yeux ou même le “beau tétin” des femmes. En inversant les canons de la poésie par la description de parties dites “sensibles”, Lautréamont nous livre un renversement carnavalesque, comme l’a théorisé Mikhaïl Bakhtine, des plus rabelaisiens par sa provocation.

II. La beauté de la laideur dans cette fantaisie sensorielle

Dans ce texte métaphorique, il y a pourtant quelque chose de concret dans le sentiment des lecteurs. Quelque chose qui pousserait le lecteur à s’identifier aux sensations que peuvent apporter les “méduses” qui “ont tellement écrasées par une pression constante [les fesses de Maldoror], que les deux morceaux de chair ont disparu, tandis qu’il est resté deux monstres”, par exemple, dans ce corps en putréfaction.

Ce corps dévoré par les animaux et végétaux rappellent les Métamorphoses qu’a pu écrire Ovide sous l’ère augustéenne de l’Empire romain, où il décrit les transformations d’être humain à non-humain, comme celle de Daphné en laurier ou d’Ocyrhoé en jument.

Le dégoût généré par ce corps qui pourrit développe une certaine curiosité chez les lecteurs, faisant travailler leur imagination. Les lecteurs prennent ainsi un plaisir paradoxal à trouver cette laideur belle. On peut rapprocher ce plaisir à la notion de “bonheur négatif » théorisée par le philosophe germanique Arthur Schopenhauer en 1851 dans ses Aphorismes sur la sagesse dans la vie (Aphorismen zur Lebensweisheit).

III. La poésie marginale mais inventive de Lautréamont

Enfin, de part le sujet débaucheur qui provoque la religion ou la bienséance des lecteurs, Les Chants de Maldoror s’inscrivent dans une marche provocatrice. Mais plus que provocatrice, elle est surtout innovante. En effet, la poésie en prose n’était encore qu’à ses balbutiements du temps de Lautréamont. Les Illuminations de Rimbaud n’étaient pas encore publiées ni complètes, et il n’y avait guère que Baudelaire dont la poésie en prose connaissait un certain succès. Ce poème en prose est rythmé par une ponctuation qui offre une fluidité à sa lecture, et surtout une musicalité.

Lautréamont a fait usage d’un humour noir dans les paroles de Maldoror comme lorsque la “vipère méchante a dévoré [sa] verge”, mais aussi d’une écriture orale, presque théâtrale, tout au long du poème, où Maldoror s’exprime en vouvoyant, puis tutoyant, les lecteurs. En s’adressant directement aux lecteurs, Maldoror dévoile à la fin du poème une morale cynique, révélant l’obscurité, la laideur et tous les vices de l’être humain, rappelant ainsi le cynisme de philosophes comme Diogène ou, postérieur à Lautréamont, Nietzsche.

 

Cette écriture libre, se permettant toute fantaisie, annonce un courant artistique qui se sera établi plus de cinquante ans après Les Chants de Maldoror, le surréalisme. En effet, Lautréamont a été une inspiration pour bon nombre d’écrivains surréalistes, dont son principal animateur et théoricien André Breton, ce dernier ayant écrit le Manifeste du surréalisme en 1924. Par ailleurs, Pierre Mabille et François Caradec, mentionnés en introduction, se réclament aussi de Lautréamont.

  • Conclusion : une poésie brillante ou une poésie repoussante ?

Les Chants de Maldoror ne sont pas à proprement parler de “beaux” poèmes. Ils n’ont certes pas la sensibilité lamartinienne, mais ils ne laissent aucun lecteur insensible. En somme, Les Chants de Maldoror auraient pu révolutionner la poésie du vivant de Lautréamont s’il avait bénéficié d’une plus importante reconnaissance. La férocité du quatrième poème du “Chant IV” n’aura donc pas marqué les esprits en 1869. Il a fallu attendre l’essor du surréalisme avec des figures comme André Breton pour que des auteurs s’en réclament, et pour que ses six “Chants” tombent entre les mains du grand public.

Texte écrit par Adam, étudiant en classe d’hypokhâgne